[entretien] Google, “une des plus grandes puissances géopolitiques du monde”

Le 20 mars 2011

"Un bon moment à passer qui pose les bonnes questions": voilà comment pourrait être résumé Google Démocratie, ouvrage cosigné par David Angevin et Laurent Alexandre. Entretien.

A la lecture de la présentation hallucinée faite par JC Féraud de Google Démocratie, on a voulu aller plus loin. Et quoi de mieux qu’une rencontre avec les auteurs pour prolonger le plaisir de la lecture de ce “techno-thriller” et approfondir certaines des questions évoquées dans l’ouvrage. Rencontre avec Laurent Alexandre,  généticien, énarque et fondateur de Doctissimo et David Angevin, journaliste et écrivain, auteur notamment de Dans la peau de Nicolas.

Du fait que Sergey Brin (renommé Brain dans le livre) soit porteur du gène de la maladie de Parkinson aux fulgurants développements des technologies NBIC (nano-bio-info-cogno), entretien à bâtons rompus.

On n’a pas l’habitude d’un roman écrit à quatre mains. Comment vous êtes-vous rencontrés?

David Angevin: On s’est rencontré il y a trois ans. On est devenu copains, Laurent avait lu mes livres, je connaissais Doctissimo. En discutant, on s’est dit que c’était…

Laurent Alexandre: … rigolo de faire un truc entre transhumanité, intelligence artificielle (IA) et puis génétique. De faire la NBIC, la totale, en un seul roman. Et de faire le lien entre la passion des gens de Google pour l’intelligence artificielle et le fait que Serguey Brin va faire un Parkinson; il a le gène LRRK2 muté, comme annoncé sur son blog en 2008.

David Angevin: Ca a d’ailleurs fait la couverture de Wired

Laurent Alexandre: Il s’est fait fait tester par la filiale de Google qui fait de la génétique qui est 23andMe, et qui est dirigée par sa femme.

Il y a un vrai pont entre la génomique et Google, ce n’est pas un hasard. Il y a le pont par la maladie et par la diversification sur le plan économique avec la création de 23andMe. 23, parce qu’on a 23 paires de  chromosomes. Et moi. Confier son ADN à Google laisse présager de choses assez sympathiques.

D’où vient l’acronyme NBIC?

Laurent Alexandre: Nano-Bio-Info-Cogno, ce n’est pas de nous. C’est vraiment un terme utilisé dans le cercle des gens qui bossent sur ces questions. En plus, c’est un acronyme facile à retenir. Les gens ont un peu de mal sur la cogno [les sciences cognitives] parce qu’en fait la cognitique, c’est à dire les sciences du cerveau et de l’IA, c’est un truc que les gens connaissent en fait très peu: au mieux les gens connaissent l’informatique bien sûr, et les nanos, qu’on commence à connaître. On a fait ce pont là. Et on s’est intéressés à l’émergence des groupes transhumanistes aux Etats-Unis: Kurzweil, ses opposants, les réactionnaires comme Kass.

David Angevin: On s’est échangé des milliers d’e-mails, d’articles… Tous les matins j’ouvrais ma boîte mail et Laurent m’avait envoyé cinquante liens. Je n’y connaissais pas grand chose à l’origine et en tant que romancier ça a fini par faire tilt, je me suis dit que c’était quand même plus intéressant que de raconter des histoires de bobos parisiens et journalistes, comme j’ai pu le faire avant. C’est un champ énorme qui s’est ouvert.

D’autant que le spectre est assez large: de la géopolitique aux évolutions technologiques en passant par l’anticipation…

David Angevin: Oui. On s’est dit que tant qu’à faire, autant dresser un paysage complet.

Laurent Alexandre: Il se passe quelque chose avec Google, et c’est forcément un peu vaste. On n’est pas une des plus grandes puissances géopolitiques du monde, ce qu’est Google de notre point de vue aujourd’hui, sans que ça remue beaucoup d’éléments.

Vous situez l’action du roman en 2018, pourquoi?

Laurent Alexandre: Parce que ça sensibilise plus les gens que 2174. Et que ça situe l’action dans un contexte géopolitique, économique, social, que les gens vivent.

David Angevin: Notre idée est de faire une série de livres sur le sujet. C’est intéressant parce que ce n’est ni de la science-fiction (SF), ni de l’anticipation: 2018 c’est demain matin. Alors évidemment, on exagère un peu: ce qu’on raconte adviendra peut-être en 2025. La date n’est pas importante finalement. La SF, ça ne nous intéresse pas. JC Feraud parlait de technoythriller: un divertissement qui tente de poser des questions.

Laurent Alexandre: La bataille pour le contrôle de Google me paraît envisageable à cette échéance. On peut imaginer que des acteurs veuillent prendre le contrôle de Google et que les Etats se posent des questions. Si Google continue à vouloir être un cerveau planétaire et à vendre une forme d’IA, la propriété de Google sera un problème d’envergure internationale.

“On est des déclinistes, on ne croit pas que l’Europe va se réveiller demain matin”

A cet égard, votre vision de la géopolotique me paraît un peu pessimiste. Ce que vous décrivez autour de la crispation de l’Europe sur les questions bioéthiques et le tableau sombre que vous dressez de l’état économique de la zone euro est quasiment apocalyptique. Google est pourtant censé ne pas faire de mal et apporter des solutions. Qu’est-ce qui vous arrive?

Laurent Alexandre: Toutes ces histoires se construisent loin de chez nous. On peut pas dire que la Silicon Valley et la génomique se construisent sur les bords de la Seine ou sur les bords du Tage. On est quand même assez largement en dehors de cette histoire qui se construit entre Shenzhen, San Diego et la Silicon Valley, qui est l’épicentre des technologies NBIC.

Et pour vous, on va le rester?

Laurent Alexandre: Le “Google franco-allemand”, Quaero, ne me paraît pas très sérieux ni très crédible. On est des déclinistes, on ne croit pas que l’Europe va se réveiller demain matin.

David Angevin: Laurent me disait que l’Iran investit plus que nous dans les nanotechnologies.

Laurent Alexandre: Quand on voit la liste des pays qui auront plus de 150 millions d’habitants en 2050, c’est à dire demain matin, on a le Congo et l’Ethiopie (170 millions)… Ce ne sont pas de grandes puissances industrielles et technologiques, nous sommes d’accord. Mais les équilibres géostratégiques bougent beaucoup, et rapidement. L’Iran, le Viet-Nam et l’Egypte ont dépassé les 125 millions d’habitants. Quand j’étais en 6ème, l’Egypte était au programme, il y avait 27 millions d’habitants. Le basculement est très rapide.

David Angevin: On parlait de pessimisme sur l’aspect économique. C’est une possibilité. C’est un roman, donc on peut s’amuser mais c’est tout de même fondé sur un terreau qui tend à nous faire penser qu’on peut aller par là.

Vous vous faites effectivement plaisir et ça se ressent à la lecture, notamment dans l’inspiration qui semble provenir des Etats-Unis. Comment vous êtes-vous répartis la tâche en terme de rédaction?

David Angevin: On a travaillé, on a mis deux ans à écrire ce livre. Je ne trouve pas particulièrement de plaisir à lire des polars français ou, encore pire, les polars nordiques que je trouve insupportables mais qui se vendent commes des petits pains. On est plutôt fans de littérature américaine effectivement. Ce qui m’a donné le rythme en revanche, n’a rien à voir: je me suis retapé les six saisons des Sopranos !

Concernant les évolutions de la génétique et de la thérapie génique que vous décrivez, 2018 vous paraît être un horizon crédible?

Laurent Alexandre: C’est en train d’exploser. Le coût du séquençage ADN baisse de 50% tous les cinq mois.


David Angevin: Le premier a eu lieu en 2003.

Laurent Alexandre: En 2003, une personne a pu séquencer son ADN, Craig Venter. 2007 c’était Watson, inventeur de l’ADN. En 2009, on arrive à 100, et en 2010, 4500. On parle de 2 millions de personnes en 2013. Le coût d’un séquençage baisse drastiquement en parallèle. 3 milliards de dollars pour Craig Venter. En 2013, on sera à 1000 dollars et à 100 dollars en 2018. Après, il y a la thérapie génique. Cela obéit à une loi de Moore au cube. La loi de Moore, ça baisse de 50% tous les 18 mois, là, on en est à une baisse de 50% tous les cinq mois. Il y a un véritable génotsunami en cours. Donc, pour répondre à votre question, la partie génétique paraît probable. La partie intelligence artificielle interviendra sans doute un peu plus tard, mais il est claire que la thérapigénique va exploser assez rapidement.

“Nous ne sommes qu’au milliardième de ce qu’on aura dans trente ans”

Donc l’enjeu se situe au point de rencontre entre thérapie génique et noosphère?

Laurent Alexandre: Il avait décrit Google en fait,en évoquant la mise en commun de tous les cerveaux de la planète, mais sous une forme religieuse. Il ne pensait pas évidemment aux microprocesseurs. Mais Google est quand même une forme de noosphère.

David Angevin: D’ailleurs, le test de Türing en 2018, ce n’est pas complètement impossible…

Laurent Alexandre: La preuve par Waston. Moi je pensais qu’il allait perdre. Pour ce jeu télévisé [voir vidéo en anglais] qui est quelque chose de compliqué se rapprochant d’un test de Türing, j’étais persuadé qu’on était 5 ans trop tôt pour qu’un ordinateur l’emporte.

David Angevin: En plus, il n’a pas gagné contre des nazes. J’ai pas répondu à une question.

Laurent Alexandre: Il a fait une ou deux erreurs logiques, mais c’était impressionnant. On peut penser que le test de Türing sera gagné avant 2020, mais ce n’est pas le test de l’intelligence.

Au delà de l’intelligence artificielle, le mouvement transhumain (en particulier Kurzweil) met en avant la volonté d’aller vers une forme d’immortalité.

Laurent Alexandre: L’immortalité, c’est plutôt le post-humain. Parce que le transhumain ne télécharge pas son cerveau. Le vrai immortel, c’est plutôt le post-humain. Ce genre d’idéologie va attirer pas mal de gens étranges: des gourous NBIC autant que des kamikazes bioluddites. On peut imaginer toutes les dérives dans cet univers, comme dans toutes mutations technologiques.

Vous partez d’ailleurs du principe que les religions vont rentrer en résistance par rapport à cette mutation.

David Angevin: Ca va aller tellement vite qu’ils vont flipper. Ils sont déjà relativement crispés sur ces questions. On peut imaginer que des extrêmistes religieux se mobiliseront contre ces évolutions. D’ailleurs, dans notre livre, Larry Page se fait descendre par un kamikaze bioluddite.

Laurent Alexandre: Si le pouvoir de l’homme croît exponentiellement, si l’espérance de vie augmente et si on manipule à l’envi notre ADN et notre cerveau, on pose bien sûr question aux religions. Et surtout si on créé de la vie tabula rasa. On est dans une phase de création de la vie en éprouvette, déjà. On a créé une cellule artificielle en juillet dernier, ce qui n’est pas anodin vis à vis des religions. Dans le puzzle NBIC, c’est une pièce importante, comme d’autres se mettent en place depuis quelques années. Et elles s’assemblent: le séquencage ADN, la thérapie génique à notre porte, la vie artificielle qui se créée, des progrès extraordinaires dans la compréhension du cerveau et en IA.

Ce qui est fascinant, c’est que quand on prend la loi de Moore, l’évolution est proprement ahurissante. En réalité, nous ne sommes qu’au milliardième de ce qu’on aura dans trente ans.

“On n’a jamais renoncé à un progrès scientifique”

Vous parlez des bioluddites, ces gens refusant le progrès et luttant contre ses applications. On vous sent un peu amers par rapport aux écologistes et aux décroissants.

David Angevin: On n’a jamais, dans toutes l’histoire de l’humanité, renoncé à une découverte, à un progrès scientifique. J’ai plutôt de la tendresse pour ces gens. J’ai un profond respect pour les gens qui se retirent de la société. Mais il y a aussi un côté un peu pathétique, parce que ce n’est pas ce vers quoi le monde va. Je suis assez frappé qu’on arrive avec ce bouquin et qu’il n’y ait pas déjà eu un million de livres sur le sujet! C’est grave. Le manque de curiosité des journalistes ou des responsables politiques sur ces sujets, c’est dément!

Vous pensez que ces questions devraient être beaucoup plus présentes dans le débat public?

David Angevin: Bien sûr.

Laurent Alexandre: Les politiques ne veulent pas en entendre parler. Je suis énarque, j’en connais des politiques. La technologie leur fait peur. En réalité, la biopolitique et les NBIC ne rentrent pas dans le clivage droite/gauche.

Madelin est ultra proNBIC, il y a des gens pro NBIC à gauche, les écologistes sont antiNBIC, comme les cathos versaillais de droite. La biopolitique, ce n’est pas gauche/droite, et donc c’est un peu compliqué.
David Angevin: Il y a aussi des associations contre-nature dans le livre, comme entre extrêmistes islamistes et cathos de droite.

La théorie du livre c’est que la clivage droite/gauche va disparaître au profit du clivage bioconservateurs/transhumanistes.

“Le cyborg est une figure qui nécessite quelques décennies pour s’épanouir”

Votre livre a-t-il pour objet de vulgariser ces thématiques?

David Angevin: Au départ, on voulait faire ça sous forme d’essai, mais on s’est vite rendu compte que c’était trop froid: c’était plus malin d’en faire une “politique-fiction”: un bon moment à passer qui pose les bonnes questions.

Laurent Alexandre: Et puis Sergey Brin est un personnage de roman: si puissant, et si jeune. Et ils ont des comportements de gamins avec leur ballons et leurs bureaux à la con. Ce sont de grands enfants. En plus, Brin matérialise deux des facettes NBIC: la génétique et l’IA.

C’est le rapprochement entre ces deux champs qui apparaît central dans le livre. Pouvez-vous en donner des exemples?

Laurent Alexandre: L’analyse d’un génome nécessite beaucoup d’algorithmes. L’affinement des technologies d’analyse du génome passera par des algoritmes qui vont de plus en plus tendre vers l’IA. Quand on traite des milliards et des milliards de données, on est déjà dans de l’IA, aves des moteurs de recherche, des moteurs d’inférence… C’est une tendance. Ce qu’on fait en biologie va également être de plus en plus irrigué par de l’IA. Mais il n’y aura pas de seuil. On ne va pas du jour au lendemain découvrir l’IA: ce n’est pas un bouton on/off. C’est comme un enfant qui grandit, c’est un processus vivant qui se créé. L’an 0 de l’IA, c’est la victoire contre Kasparov aux échecs en 1997, ce que tout le monde considérait comme impossible. Pourtant, il y a encore des champs dans lesquels l’ordinateur ne peut battre l’homme: le jeu de Go par exemple.

En revanche, vous n’êtes pas très “androïdes”. Vous parlez de post-humains mais il n’apparaît pas tel quel dans votre livre.

David Angevin: C’est 2018, encore une fois. Il va y avoir une suite.

Laurent Alexandre: Le cyborg est une figure qui nécessite quelques décennies pour s’épanouir…

Et, pour revenir à Google, vous pensez que ses dirigeants sont dans cette logique…

David Angevin: Oui, et ils ne s’en cachent pas!

Laurent Alexandre: Sur l’IA, ils ont fait plusieurs déclarations dans lesquelles ils présentaient leur objectif: que Google soit un moteur d’IA.

David Angevin: On n’a pas inventé grand chose.

Dans votre livre, deux milliards d’individus se connectent à Google chaque jour. Google amasse déjà énormément de données, et on peut décemment se poser la question de savoir ce qu’ils vont en faire.

David Angevin: Dans le bouquin, Google se contente de s’en servir pour tenir tout le monde par les couilles, ils s’en servent comme d’une arme.

Laurent Alexandre: Notre conviction, c’est que si on avait de vrais moteurs d’IA, on s’en servirait à des fins médicales. Parce que finalement la seule obsession partagée par tout le monde sur Terre est de vivre plus longtemps. Ce serait l’utilisation première.

Pourtant, dans Google Démocratie ça tire dans tous les sens. Il y a des rapports de force, des flingues, des mafieux, des agents plus ou moins secrets…

David Angevin: On est en 2018, encore une fois. Et c’est tôt, ils n’ont pas encore fait le boulot, ni gagné la partie. Il y a forcément des barbouzes qui gravitent autour. Et puis, c’était pour le côté fun.

Laurent Alexandre: Tout cela reste très humain.


Illustrations CC FlickR: MJ/TR, Tangi Bertin, Joamm Tall

Images de Une par Marion Boucharlat pour OWNI

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