Haystack, l’Arche de Zoé du cyberactivisme

Le 15 septembre 2010

Né de l’esprit fertile de deux activistes américains, Haystack rêvait d’être l’outil qui allait faciliter l’émancipation du web iranien. L’histoire en a décidé autrement, et cet échec cuisant pose de nouveau la question des implications politiques d’Internet.

Avez-vous entendu parler de Haystack ? Dans l’absolu, vous devriez. Mais si vous ignorez tout de ce mot, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose. En anglais, le terme désigne une meule de foin. Pour Austin Heap, un jeune entrepreneur du web au visage poupin et à la chevelure christique, il désignait un moyen de libérer les masses opprimées d’Iran. La baseline de cet outil d’évangélisation était d’ailleurs sans équivoque : “Good luck finding that needle”, “bonne chance pour trouver cette aiguille”. En offrant aux internautes brimés par le régime des mollahs une connexion sécurisée, Haystack devait “fournir au peuple d’Iran un Internet non filtré, libéré des efforts de censure du gouvernement [...] et lui offrir des moyens de chercher, recevoir et communiquer publiquement des informations et des idées.”

À mi-chemin entre un proxy et un routeur de type Tor (qui a vocation à anonymiser les échanges de son utilisateur), Haystack se voyait déjà dans le costume de parangon de la démocratie. Mais comme l’estiment certains spécialistes de la cryptographie, il est extrêmement difficile d’offrir une protection complète aux internautes (Ross Anderson, président de la Foundation for Information Policy Research parle d’”histoire sanglante”). Plombé par ses défauts structurels et son entêtement à faire cavalier seul, Haystack n’était-il pas condamné au purgatoire ?

Négligence ou contrecoup douloureux de l’attention médiatique qu’elle a suscitée, la plateforme paie aujourd’hui ses approximations et son développement à marche forcée – il n’a apparemment fallu que 72 heures à Austin Heap et Daniel Colascione, son codeur, pour trouver un moyen de contourner les pare-feux mis en place par Téhéran. Après avoir été mis en échec par une étude de sécurité indépendante, le fondateur du site a du reconnaître ses failles. Accusé de mettre les vies des dissidents iraniens en danger, il a publié ce message sur la page d’accueil, en anglais, en français, et en farsi :

“Nous avons stoppé les essais en cours de Haystack en Iran en attendant un examen de sécurité. Si vous avez une copie du programme d’essai, s’il vous plaît évitez de l’utiliser.”

“Scénario hollywoodien”

Loué dans la presse, drapé dans les atours d’un “Internet libre” prôné par le Département d’État et Hillary Clinton depuis ce fameux discours du mois de janvier, l’outil doit aujourd’hui faire face à un mouvement de défiance proportionnel à l’engouement qu’il a déclenché lors de son lancement officieux (deux petites douzaines de copies ont été distribuées à des “personnes de confiance”, en Iran). Selon le Washington Post, cette initiative aurait d’ailleurs reçu l’aval des autorités américaines.

Dans la continuité du mirage de la “révolution Twitter” de juin 2009, les médias du monde entier s’étaient pourtant attardés sur le projet de Heap. “Un programmeur informatique s’attaque aux despotes du monde entier”, titrait Newsweek en août, tandis que le Guardian allait jusqu’à le consacrer “innovateur de l’année”. Sur la photo qui illustre un article en forme de panégyrique, le jeune homme se tient face à l’objectif, bâillonné par une souris. Les concepteurs-rédacteurs qui passent par là apprécieront la portée symbolique du geste. Les autres se demanderont peut-être – et ils auront raison – si tout est vraiment si simple.

Sur Foreign Policy, Evgeny Morozov, jamais le dernier lorsqu’il s’agit de tailler des croupières aux technolâtres de toutes obédiences, déplore le “scénario hollywoodien” d’Haystack. En outre, il estime qu’il aurait été plus prudent d’offrir une version bêta à un pays doté d’un gouvernement “ami” (il cite le Canada) plutôt que de jouer les francs-tireurs jusque sous les meurtrières de la forteresse iranienne.

La technique, pour quoi faire?

Ignorée dans la presse française mais largement exposée outre-Atlantique, cette histoire sans happy end a le mérite de poser une question pertinente : celle de la zone grise entre le domaine académique, qui étudie Internet pour ses implications sociales, philosophiques ou politiques, et le domaine économique, matrice au cœur de laquelle s’échafaudent des projets souvent ambitieux mais parfois déconnectés de la réalité. “Je crains davantage les geeks n’ayant aucune connaissance des dynamiques géopolitiques que ceux qui en ont”, écrivait récemment Dancho Danchev, consultant en sécurité informatique et blogueur.

À une époque où les censeurs et les opposants jouent perpétuellement au chat et à la souris, ceux qui veulent capitaliser sur la liberté en ligne se perdent trop souvent dans les limbes, parce qu’ils ne s’attardent pas suffisamment sur les implications politiques particulièrement complexe charriées par l’outil web. Comme Nathan Freitas, éminent spécialiste du web, me l’a formulé dans un email, le champ du business cherche à “gagner”, quand le champ de la recherche vise à “améliorer”. “[Des activistes comme Austin Heap] débordent de bonnes intentions mais raisonnent comme des ONG, avec une logique d’optimisation du temps, de l’espace, des coûts”, écrit-il. À ce sujet, qui de mieux que Martin Heidegger pour élever le débat. Dans La question de la technique, le philosophe allemand écrit:

“Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation, par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent  bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler.”

Pour vulgariser sa pensée, la finalité de la technologie ne repose pas dans son caractère technologique. Dans un email adressé aux chercheurs du département “Liberation Technology” de l’université de Stanford, Daniel Colascione estime que “le seul choix responsable serait d’effacer la totalité de leur contenu, puis de détruire les sauvegardes”. Parce qu’Haystack n’est qu’une coquille vide ?

Crédits photo: Flickr CC baileyraeweaver

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