Recherche d’informations sur Internet, sérendipité et heuristique

Paru en 2008, l’article de Nick Carr Is Google Making us Stupid? critiquait les effets d’Internet sur nos facultés de cognition. Selon l’auteur, l’usage intensif du réseau et singulièrement des outils de recherche altèrerait nos capacités de concentration et de réflexion. L’article a été largement discuté dans les médias et la blogosphère. John Battelle lui a ainsi répondu dans un billet qui se termine par ces mots :

« Quand je suis plongé dans la recherche de connaissances sur le Web, sautant de lien en lien, lisant en profondeur à un certain moment, survolant des centaines de liens un peu plus tard, quand je suis amené à formuler et reformuler des requêtes et à dévorer de nouvelles connexions plus rapidement que Google et le Web ne sont capables de me les proposer, quand je réalise du bricolage en temps réel durant des heures, je « sens » que mon cerveau s’éclaire, c’est comme si je devenais plus intelligent ».

Chacun d’entre nous possède une telle expérience de la recherche sur le Web, mais on doit reconnaître aussi que le processus décrit ne conduit pas toujours à nous sentir plus intelligent. Si évidemment une véritable recherche est toujours plus complexe que l’obtention de réponses immédiates à une question immédiate (ceci sous la forme de quelques liens proposés selon un classement de hit-parade et dont on ne consulte que les premiers), on peut aussi s’y perdre et en sortir bredouille ou déçu. Une recherche est certes un « bricolage » construit en grande partie en découvrant des ressources inconnues permettant de rebondir sur d’autres requêtes, mais ce n’est pas seulement une question de chance ou de boulimie envers les liens retournés par Google.

L’idée optimiste selon laquelle une activité de recherche quelconque – ce processus de « bricolage » qui peut parfois s’installer dans le temps, cette flânerie sur le Web, cette « musarderie » comme on l’appelle parfois – serait systématiquement positive et incidemment rendrait plus intelligent renvoie au concept de sérendipité. Selon l’encyclopédie Wikipedia, la sérendipité est « l’effet de tomber par hasard sur quelque chose qui nous aide dans une tache ou un problème en cherchant quelque chose de totalement indépendant ». Je préfère pour ma part les définitions qui mettent moins l’accent sur le hasard que sur la « capacité de découvrir, d’inventer, de créer ou d’imaginer quelque chose de nouveau sans l’avoir cherché à l’occasion d’une observation surprenante qui a été expliquée correctement. » (présentation du Colloque de Cerisy sur la sérendipité, juillet 2009).

Appliquée à la recherche d’informations sur Internet, le concept de sérendipité a en effet donné lieu à plusieurs déclinaisons ou théorisations qui expliquent (ou essaient d’expliquer) en quoi ce processus doit être réfléchi, construit et pratiqué, pourquoi la sérendipité ne doit pas être confondue avec la découverte totalement fortuite : étude de ses relations éventuelles avec l’émergence ou l’abduction, « ingénierie de la sérendipité » conçue comme une démarche de recherche volontaire et organisée à l’aide de dispositifs techniques (Affordance), « sérendipité expérimentale » ou procédure d’essais et erreurs, « sérendipité embarquée » et intégrée aux processus de collecte d’information (Francis Pisani), « serendipity engine » (Chris Brogan), ou encore « sérendipité systématique » proposée dès 1964 par Julian F. Smith (voir le chapitre PageRank : entre sérendipité et logiques marchandes, par Olivier Ertzscheid, Gabriel Gallezot, Eric Boutin, dans L’Entonnoir, C&F éditions, 2009, pp. 113-136).

Dans le domaine de la recherche scientifique, ce concept est associé à celui d’heuristique. On attribue généralement à Pappus d’Alexandrie, mathématicien du IVème siècle après J.C, le premier exposé systématique de cette idée qui a pris diverses formes au long des siècles. À l’époque moderne, on retrouve ce terme dans de nombreuses disciplines, jusque dans la recherche opérationnelle où il désigne les méthodes approximatives pour résoudre un problème. L’heuristique a été particulièrement étudiée par George Pólya et Imre Lakatos dans le domaine des mathématiques. De quoi s’agit-il ? Dans le processus de découverte des lois ou des concepts, toutes les sciences – y compris les mathématiques – utilisent un raisonnement qualifié de plausible par Pólya et d’heuristique par Lakatos. Par contre, lorsqu’elles sont exposées dans les manuels (souvent dans les deux sens du terme « exposer »), les sciences deviennent discursives et font usage du raisonnement démonstratif (Pólya) ou euclidien (Lakatos). Au cours de ses études sur la logique du raisonnement plausible en mathématiques, Pólya avait dégagé des lois de l’induction et de l’heuristique de la découverte bien distinctes des lois de la logique déductive classique. Pour lui, un grand nombre de recherches fructueuses dans cette discipline ont leur origine dans l’observation attentive des objets mathématiques et utilisent divers arguments heuristiques, sous forme de généralisations, particularisations et analogies, afin de dégager et d’éprouver des hypothèses formulées à partir de ces observations. Le système de la logique du plausible de Pólya explicite en quelque sorte des pratiques heuristiques utilisées au cours de la recherche. Dans son ouvrage le plus connu, How to Solve It, il examine en détail les étapes nécessaires à la résolution d’un problème mathématique. Lakatos pour sa part développe une méthode des preuves et réfutations appuyée sur de véritables règles heuristiques.

Une règle heuristique est une stratégie qui s’appuie sur l’expérience. Elle permet d’optimiser la recherche de solutions mais ce n’est pas une procédure mécanique et infaillible. Il s’agit d’une règle générale (rule of thumb), c’est-à-dire un principe dont l’application est large et qui ne prétend pas être exact ou fiable dans toutes les situations. Elle ne garantit pas que les solutions trouvées soient optimales ni même toujours pertinentes.

L’objectif de ce billet est de proposer, dans l’esprit de Pólya et Lakatos, quelques règles heuristiques concernant une problématique précise de la recherche sur Internet. Le problème examiné est le suivant : rechercher des informations concernant une ou plusieurs photos historiques. L’application au champ historique rappelle d’ailleurs que l’un des sens spécialisé de l’heuristique, qui semble aujourd’hui un peu oublié, est celui décrit par Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie en ces termes : « partie de la science qui a pour objet les faits; spécialement en histoire la recherche des documents ». En ce sens, l’heuristique est une discipline auxiliaire de l’histoire traitant de la recherche de documents (v. Guy Zelis, Recherche documentaire en histoire – Initiation à une heuristique générale).

On proposera donc ici un ensemble de règles heuristiques conçu comme une méthodologie habituellement efficace, permettant d’aider à résoudre un problème de recherche précis, mais aussi, dans un second temps et de manière induite, de favoriser la sérendipité. Autrement dit, sur ce problème spécifique de la recherche documentaire, la sérendipité est pour nous subordonnée à l’application de règles heuristiques. Pour comprendre cette articulation et le primat accordé ici aux règles heuristiques explicites sur la sérendipité, examinons notre problème de recherche d’informations concernant une ou plusieurs photos historiques. Par « information », j’entends le lieu et la date de prise de vue, l’identification des personnages, la description de l’événement, son contexte, d’autres images fixes ou animées en relation, l’utilisation éventuelle des photos dans les médias, etc. La nature même de ce que l’on recherche va donc élargir ou au contraire rétrécir les possibilités de sérendipité lors de la recherche. Si vous recherchez uniquement un lieu de prise de vue, par exemple, les questions que vous posez seront orientées en ce sens et votre esprit sera en éveil essentiellement sur les noms de lieux. Vous serez principalement sensible aux signaux de type « localisation » dans le bruit irrémédiablement retourné par un moteur. Si par contre vous recherchez tout type d’information concernant la photo étudiée, vous ne poserez pas les mêmes questions et vous serez probablement aussi attentifs à de nombreuses autres informations. Vous réagirez à plus de formes nouvelles dissimulées dans les masses informationnelles et informes retournées.

Dans la seconde partie de ce billet, je décris un exemple précis de recherche concernant trois photos tirées de la collection Archives Normandie 1939-1945, en cours de redocumentarisation dans le cadre du projet PhotosNormandie. Si vous n’êtes pas intéressé par ces détails, si le fait que j’évoque toujours les mêmes exemples vous lasse, si vous n’aimez pas le sujet, si vous êtes très pressé, si vous êtes fâché avec l’histoire, si vous êtes un futur ingénieur actuellement en Terminale S, il n’est pas nécessaire de lire cette deuxième partie. Je pense cependant que cette étude de cas éclaire l’origine et l’applicabilité des règles heuristiques résumées ci-dessous.

Régles heuristiques pour la recherche d’informations sur une image

  1. ne vous précipitez pas sur Internet, observez attentivement l’image et décrivez-la précisément
  2. recherchez la même image publiée ailleurs sur le Web
  3. si vous ne connaissez rien au sujet, effectuez quand même des recherches
  4. recherchez des images similaires sur des corpus structurés analogues
  5. recherchez l’image ou des images similaires sur des collections non structurées
  6. recherchez des informations sur tout le spectre des documents qui ne sont pas des images : pages webs, blogs, forums, livres, journaux, magazines, etc.
  7. reformulez les questions en fonction des résultats obtenus, modifiez les termes utilisés dans les recherches (variantes sémantiques, traductions en d’autres langues, etc.), rebondissez
  8. repérez les nouvelles sources d’informations intéressantes et explorez-les systématiquement
  9. après chaque recherche, dressez une liste des nouvelles questions apparues
  10. utilisez la « force brute » sur certains résultats intermédiaires
  11. publiez sur Internet vos résultats partiels
  12. oubliez Internet, quittez le Web, passez « en jachère », lisez et recherchez des informations dans les livres, magazines, journaux, etc.
  13. positionnez des alertes, et après cette « période de jachère », reprenez les mêmes recherches sur Internet
  14. (métarègle) effectuez toujours deux examens des résultats obtenus : l’un centré sur la question posée, l’autre en essayant d’oublier la question.

Un exemple en images

Soit un ensemble de trois photos extraites du site Archives Normandie 1939-1945 et reproduites ci-dessous avec leurs références et légendes d’origine :

p011994
Légende : Une ambulance américaine est stationnée devant une maison à Balleroy. Des personnes du village ainsi que des soldats américains se sont réunis.
Localisation : Balleroy, Calvados
Crédit : Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA

p011995
Légende : Infirmière allemande capturée par les troupes américaines
Localisation : Balleroy, Calvados
Crédit : Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA

p011996
Légende : Infirmières allemandes capturées par les forces américaines
Localisation : Balleroy, Calvados
Crédit : Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA

On remarque tout d’abord qu’aucune des légendes ne mentionne l’existence des deux autres photos en relation, si bien qu’un visiteur peut facilement ignorer que le cliché qu’il examine appartient à un reportage ou à tout le moins à une série. La première légende est erronée puisqu’elle mentionne « des personnes du village » alors qu’il s’agit visiblement de prisonnières allemandes comme on le voit sur les deux autres photos. Nous avons là un exemple de la qualité très médiocre des légendes dans cette collection, ce qui a d’ailleurs motivé le projet PhotosNormandie (pour un exemple pire encore, voir la localisation de cette photo).

Avant toute recherche d’informations sur Internet, il est donc indispensable d’observer attentivement les images (règle 1), de les décrire aussi précisément que possible, ce qui permet de dresser une première liste des termes pertinents ou des expressions à rechercher. Bien évidemment, vous devrez formuler les questions en traduisant les termes dans les langues qui sont le plus appropriées à votre recherche ; dans notre exemple, nous effectuons toujours les recherches en français et anglais.

Règle 2 : recherchez la même image publiée ailleurs sur Internet

Il est évidemment possible que l’image soit déjà connue et ait fait l’objet d’une publication dans une page Web quelconque. L’utilisation du moteur de recherche inversé Tineye est conseillé à ce stade. Bien que la recherche ne porte que sur les images déjà indexées par le moteur, la simplicité d’utilisation et le fait qu’aucune connaissance particulière sur le sujet photographié ne soit nécessaire conduisent à effectuer cette opération au tout début du processus de recherche. En ce qui concerne les trois photos de notre exemple, la recherche est négative, mais nous avons obtenu des résultats sur d’autres photos du corpus PhotosNormandie.

Règle 3 : si vous ne connaissez rien au sujet, effectuez quand même des recherches

Les deux première règles n’exigeaient pas de connaître très précisément le sujet. À partir de cette étape, il est par contre conseillé de bien connaître le sujet pour effectuer des recherches pertinentes. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire d’être un spécialiste chevronné pour s’essayer à découvrir des informations sur une photo. On ne doit pas oublier en effet que le processus est également formateur, qu’il permet d’apprendre sur le sujet ignoré, mais aussi bien sûr que la sérendipité peut se manifester lors de toute recherche, y compris celles qui semblent parfois vouées à l’échec faute de connaissances.

Règle 4 : recherchez des images similaires sur des corpus structurés analogues

Les corpus structurés analogues sont des bases de données ou des répertoires qui peuvent éventuellement contenir des images similaires à celle sur laquelle on recherche des informations. Les photos ne sont pas les seules images intéressantes et l’on doit aussi rechercher des séquences de films sur lesquels figure la même scène que sur l’image examinée. Comme mentionné précédemment, cette recherche suppose que l’on connaisse bien les gisements d’images qui peuvent être intéressants. Pour notre exemple, il s’agit de certaines agences photos, des collections d’archives ou de musées, des publications, des sites divers qui contiennent des photos ou des films réalisés lors de la Seconde Guerre Mondiale. Lorsque de telles images similaires sont retrouvées, on doit analyser leurs légendes, descriptions ou contextes de publication (article de journal par exemple).

Nous avons ainsi retrouvé les photos suivantes :

U998803INP sur Corbis

77.09.4434a sur The Allison Collection

Photo publiée dans le magazine Yank du 30 juillet 1944

Règle 5 : recherchez l’image ou des images similaires sur des collections non structurées (Google Images)

Pour rechercher des informations concernant une photo précise, Google Images n’est en général pas un outil très performant car il génère bien trop de bruit. Il peut arriver cependant que l’on puisse retrouver par ce moyen l’image telle qu’elle a été publiée ailleurs (cf. règle 2) ou des images similaires (cf. règle 4). Avec notre exemple, cette recherche n’a rien donné.

Règles 6 : recherchez des informations sur tout le spectre des documents qui ne sont pas des images : pages webs, blogs, forums, livres, journaux, magazines, etc.

Avec ces nouveaux clichés, il devenait clair que l’événement avait été largement couvert tant par des photographes militaires américains que par des correspondants de presse. Nous avons donc effectué des recherches sur les sites proposant des documents américains datant de 1944. Un rapport d’opérations de la First Army donne ainsi les précisions suivantes (résumé) :

Le 2 juillet, 9 infirmières allemandes, prisonnières venant de l’hôpital de Cherbourg, arrivent au 45th Evacuation Hospital., dans le secteur de La Cambe (Calvados). Elles vont être rendues aux Allemands, après un petit séjour de quelques heures dans l’hôpital, elles embarquent à bord d’une ambulance puis partent vers Balleroy. Vers 18h00, Après deux heures d’attente, un arrangement final est trouvé pour réaliser une trêve de quelques minutes pour permettre le franchissement des lignes en toute sécurité, elles rejoignent leurs lignes via la ligne de front située à Caumont-L’Eventé.

Des transcriptions de documents allemands concernant l’interrogatoire des infirmières après leur retour et les échanges radio qui ont initié le transfert existent également.

Cet épisode est largement relaté dans la presse de l’époque, par exemple dans The Pittsburgh Post Gazette (3 juillet 1944), St Petersburgh Times (3 juillet 1944), The Canberra Times (4 juillet 1944), The Time (10 juillet 1944), The Sydney Morning Herald (11 juillet 1944), et bien d’autres journaux en accès payants…

Certains articles sont accompagnés de photos, par exemple dans The Binghamton Press (5 juillet 1944), The Binghamton Press (14 juillet 1944), Union Springs NY News (date illisible), Syracuse Herald Journal (date illisible)

Voir aussi le livre Beachhead Don: reporting the war from the European Theater, 1942-1945 By Don Whitehead, John Beals Romeiser, et une interview de l’ambulancier Arthur W. Wolde Sr. en 2006 qui affirme avoir été interviewé par Hemingway à propos de cet événement.

Les informations collectées à l’aide de ces sources sont succinctement résumées ci-dessous :

Le retour des infirmières a été organisé par le capitaine Quentin Roosevelt (fils du Brigadier General Theodore Roosevelt. Jr.) et le capitaine Fred Ghercke. Les infirmières avaient de 30 à 58 ans. Certains articles en mentionnent seulement 8. L’une des infirmières, une blonde au front large et à la mâchoire carrée, s’appelait Herta Wist et était originaire de Karlsruhe. Elle avait fait des études en Angleterre et parlait anglais. Son mari était capitaine de marine avait été fait prisonnier à l’Arsenal de Cherbourg. Avant d’être infirmière, quelques semaines plus tôt, elle avait été pianiste. Elle portait des bas de soie et un ruban à sa veste blanche.

Règle 7 : reformulez les questions en fonction des résultats obtenus, modifiez les termes utilisés dans les recherches (variantes sémantiques, traductions en d’autres langues, etc.), rebondissez

Il est à peine besoin de commenter cette règle heuristique que tout chercheur d’informations utilise abondamment. Elle est décrite par John Battelle de façon un peu « romantique » dans la citation du début de ce billet. Mentionnons simplement qu’il est judicieux de poser systématiquement de nouvelles questions à l’aide des nouveaux termes significatifs découverts lors de recherches précédentes, en particulier sur les entités nommées (noms de personnes, de lieux, d’entreprises, etc.).

En ce qui concerne notre exemple, le nom « Herta Wist » qui apparaît dans les articles de journaux retrouvés nous a permis de découvrir plusieurs informations concernant cette personne dans plusieurs sources : des forums et des livres allemands dont l’un a été traduit en français (Paul Carrell “Ils arrivent” [Sie kommen]).

Règle 8 : repérez les nouvelles sources d’informations intéressantes et explorez-les systématiquement

Même remarque que précédemment : tout chercheur d’informations sérieux se doit d’explorer les nouvelles sources. En utilisant les liens de navigations explicites sur les nouvelles pages repérées bien sûr, mais aussi en effectuant des recherches ciblées et limitées sur le nouveau site (à l’aide de l’opérateur site: sur Google) et en essayant de lister les répertoires en raccourcissant les URLs. Nous avons ainsi réussi à lister des répertoires contenant des photos sur lesquelles aucune page Web ne semble pointer (je ne donne pas de liens).

Règle 9 : après chaque recherche, dressez une liste des nouvelles questions apparues

La sérendipité ne se manifeste pas seulement lorsque l’on trouve une solution à une question que l’on ne se posait pas initialement. On peut considérer que c’est aussi l’un de ses effets que d’ouvrir le champ à d’autres questions, de susciter de nouvelles interrogations. Pour reprendre notre étude de cas par exemple, de nouvelles questions se posent concernant le fait que l’événement a été largement médiatisé et utilisé comme propagande (cf. le terme « chevaleresque » utilisé dans certaines relations alors qu’il s’agissait de la stricte observation des articles de la Convention de Genève concernant le personnel infirmier), l’apparition de noms connus comme Quentin Roosevelt ou Hemingway, le rôle exact de deux des femmes libérées qui en réalité n’étaient pas infirmières, la perception de cet événement par le côté allemand, etc.

Règle 10 : utilisez la « force brute » sur certains résultats intermédiaires

Lorsque les résultats fournis par une recherche semblent particulièrement intéressants et qu’ils ne sont pas trop nombreux (soit quelques unités pour des documents textuels, quelques centaines pour des photos), le chercheur doit « prendre son courage à deux mains » et examiner précisément tous les résultats un à un. Une recherche est rarement facile. C’est presque toujours un travail long et parfois fastidieux. Ajoutons que cette attitude augmente évidemment la probabilité de dénicher une information que l’on ne cherchait pas, autrement dit elle favorise la sérendipité.

Règle 11 : publiez sur Internet vos résultats partiels

D’autres chercheurs dans le monde travaillent sur des sujets similaires. En publiant sur Internet vos résultats, même partiels, vous attirez leur attention et ils peuvent ainsi prendre contact avec vous pour vous aider. C’est le principe même du projet PhotosNormandie ainsi que de l’expérience The Commons initiée par la Library of Congress et dont les objectifs sont d’accroître l’accès aux collections détenues par des institutions du monde entier et de fournir au public un moyen lui permettant de contribuer à l’amélioration de la description des collections.

Mais c’est aussi à vous de surveiller ce que publient en retour les autres chercheurs qui peuvent s’appuyer sur votre travail, pas obligatoirement en le plagiant, mais souvent plus simplement parce qu’ils disposent déjà de leurs habitudes et moyens d’expression ailleurs (forums ou listes de discussions publics notamment).

Règle 12 : oubliez Internet, quittez le Web, passez « en jachère », lisez et rechercher des informations dans les livres, magazines, journaux, etc.

Là encore c’est évident. Quand vous estimez que le travail de recherche sur Internet commence à « tourner en rond », passez à autre chose. Et surtout n’oubliez pas de lire et de rechercher des informations sur les supports qui ne sont pas (pas encore ?) disponibles sur Internet.

Pour revenir sur notre étude de cas par exemple, selon Antony Beevor dans son récent ouvrage D-Day et la bataille de Normandie, Calmann-Lévy, 2009, page 315 :

« Ce second transfert, et le traitement chevaleresque de ces infirmières, écrivit leur commandant, le général von Lüttwitz, [le commandant de la 2.Pz-Div] fit alors forte impression sur toute la division. Von Lüttwitz en informa Rommel, qui décida que cela pouvait être l’occasion d’un contact avec les Américains. »

Après avoir pris conscience que l’événement avait été largement couvert par les photographes et la presse de l’époque, et visiblement utilisé à des fins de propagande, nous sommes actuellement à la recherche de films qui auraient pu être tournés.

Règle 13 : positionnez des alertes, et après cette « période de jachère », reprenez les mêmes recherches sur Internet

Lorsque vous n’êtes plus en phase de recherche active, pensez à positionner des alertes Google sur des expressions pertinentes et discriminantes de façon à être averti lorsque une information nouvelle et potentiellement intéressante a été repérée par le robot.

Après avoir oublié votre sujet de recherche durant quelques mois, reprenez-le, relancez les mêmes requêtes. Pour repérer alors ce qu’il y a de nouveau, Google par exemple dispose d’une fonctionnalité intéressante permettant de filtrer les résultats les plus récents.

Recherchez aussi régulièrement les sites qui vous citent ; c’est un moyen assez efficace pour retrouvez des sources intéressantes qui travaillent sur des sujets similaires (et aussi des individus qui s’approprient sans honte votre travail…).

Règle 14 : (métarègle) effectuez toujours deux examens des résultats obtenus : l’un centré sur la question posée, l’autre en essayant d’oublier la question.

Il s’agit d’une sorte de « recommandation » qui s’applique à toute lecture de textes ou examen d’images en retour de résultats. En ce sens, c’est une manière de « métarègle ». Il ne s’agit pas de lire deux fois les documents trouvés, mais d’en prendre connaissance en essayant de ne pas focaliser totalement son attention sur la question posée, d’essayer de repérer également ce qui pourrait être intéressant et que l’on n’a pas cherché explicitement, en bref en tentant d’avoir toujours en éveil le sens de la sérendipité.

Références

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BATTELLE John, Google: Making Nick Carr Stupid, But It’s Made This Guy Smarter, June 10, 2008

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CARR Nicholas, Is Google Making Us Stupid?, The Atlantic, July/August 2008 ; lire aussi l’Analyse de l’article sur Wikipedia

COHEN Dan, Is Google Good for History?, 07/01/2010

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